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Nouvelle.
Philippe se réveilla en sursaut, en sueur.
Les images de son cauchemar dansaient encore devant ses yeux.
Il s’agissait de son fils Jonathan.
Il était méconnaissable : les cheveux clairsemés, blancs, un filet de bave au coin de la bouche et un appareil auditif dans chaque oreille. Son visage avait ses traits d’enfant, quand il le faisait sauter sur ses genoux en rentrant du travail.
Autour de lui flottait une insoutenable odeur de merde, comme s’il avait porté des couches souillées.
Complètement avachi dans un fauteuil roulant, les yeux dans le vague, il lançait de temps en temps, d’une voix étonnamment claire, un mot paraissant dénué de sens mais que Philippe ne reconnaissait que trop bien :
| “ninnetennedo dé esse”… “pé esse pé”… “ouifi”…“ “aïepode”… “aïefone”… “èmepétroi”… “blaqueberi”… “ouii”… “noquia”… “plèstéchieun”…“haut rang je”… “boui-boui gue”… “esse effe erre”… | |
Pour desserrer l’étau de l’inquiétude qui l’étreignait, Philippe se leva d’un bond. Il voulait voir Jonathan dormir. Pour se rassurer.
Il jeta un œil au radioréveil. 3h35.
Dans le couloir, un rai de lumière filtrait sous la porte de la chambre de son fils.
Ne dormait-il pas encore ? Philippe savait que le samedi, Jonathan veillait plus tard que les autres soirs, mais tout de même…
Millimètre par millimètre, il baissa la poignée de la porte. Son cœur battait la chamade. Comme le jour où, enfant, il avait ouvert la porte de la chambre de ses parents, intrigué par des sons inconnus qui l’avaient réveillé. Il avait cru voir des mouvements étranges, comme une bagarre, avant que son père surgisse devant lui et le prenne dans ses bras pour le recoucher.
De cette aventure confuse, il avait retenu que son père dormait sans pyjama. Il s’était dit qu’il aimerait avoir maman dans son lit pour avoir bien chaud comme papa.
Le spectacle de la chambre de Jonathan évoquait un champ de bataille, toutes lumières allumées.
L’ordinateur bombardait l’air avec l’obsédante image mobile de son écran de veille. Les trois téléphones portables de Jonathan étaient alignés sur la table comme des bataillons d’infanterie, face aux quatre consoles de jeu qui, telles des chars d’assaut, semblaient prêtes à enfoncer les lignes ennemies.
Devant son ordinateur, Jonathan était avachi sur son siège, les yeux clos, la tête penchée sur le côté et son casque sans fil sur les oreilles.
Les restes du dîner, pris dans sa chambre, jonchaient le sol tels des cadavres.
La seule zone intacte était le lit, que Philippe avait lui-même fait la veille, avec des draps propres. Il eut un pincement au cœur : à 10 ans, Jonathan adorait se glisser dans des draps propres, mais à présent il dédaignait tout, hormis ses gadgets électroniques.
Pauvre Jonathan ! Il ressemblait à un prisonnier sans chaînes, ou plutôt un prisonnier dont les chaînes étaient aussi invisibles que les ondes émises par ses instruments de jeu. Et d’ailleurs, s’agissait-il de jeu ou de torture ?
Jonathan était-il celui qui jouait ou celui qui était joué ? Et qui se jouait de lui ?
Sans bruit, Philippe éteignit les lampes et referma la porte.
La vision de son fils livré sans défense à cette armée électronique avait eu sur lui un effet d’électrochoc.
Ce fils chéri était ce qu’il lui restait de plus précieux depuis la mort de sa femme, emportée en six mois par un cancer du cerveau deux ans plus tôt.
Hébété, il regagna sa chambre et se recoucha, avec des gestes d’automate, dans le lit vide et froid. Il sentit les larmes lui monter aux yeux et se laissa submerger, pendant un temps qui lui sembla une éternité, par une vague de tristesse infinie.
C’est alors que le chat, qui s’était silencieusement glissé dans la chambre par la porte laissée entr’ouverte, sauta sur le lit. Il savait pourtant que c’était interdit. Mais Philippe n’eut pas le courage de le chasser. Le chat s’approcha de son visage et entreprit de le lécher consciencieusement, comme pour sécher ses larmes.
Philippe le laissa faire et se sentit réconforté. Il s’apprêtait à glisser dans le sommeil quand son cerveau se mit à fonctionner à toute vitesse, échafaudant plan sur plan pour libérer Jonathan.
Justement, un ami venait de lui prêter trois livres à ce sujet, proposant des solutions. Il les avait mis de côté avec une vague intention de les feuilleter. Il voulait à présent les lire le plus vite possible, pour y trouver de l’inspiration.
Quand il s’endormit enfin, sa décision était prise : lui vivant, aucun vendeur de gadget ne parviendrait à s’emparer du cerveau de son fils.
Annie Lobé, mai 2010.
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